ASLEMA!
D’un continent à un autre, une lettre plus loin et me voilà passée des États-Unis à la Tunisie. Invitée par l’Institut Français, je suis en résidence de recherche tout le mois de février au sein de la Villa Salammbô, un dispositif d’accueil en résidence d’artistes, toutes disciplines confondues. C’est en duo avec l’artiste tunisienne Amira Lamti que j’ai la joie de vivre cette expérience.
J’ai rencontré Amira il y a tout pile un an durant le mentorat de l’ENSP (École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles). Elle et moi nous sommes côtoyées durant plusieurs mois, chacune concentrée sur son projet respectif. Amira travaillait alors sur un projet impliquant son grand-père et ses rituels singuliers. De mon côté, je finalisais mon projet A War On Us. Fin juin, alors que le mentorat allait se terminer, Amira m’a fait un appel du pied : cette résidence nous tendait les bras ! Nous avons alors écrit un projet qui allait se situer à la croisée de nos pratiques, obsessions et recherches.
LA CRÉATION À PLUSIEURS
Qu’est ce que cela implique que de créer à plusieurs ? Comment ça marche ? Y’a-t-il une méthode ou une bonne façon de faire ? Quels sont les risques ? Comment réussir à rester connectée à soi tout en dansant avec une autre ? Comment éviter le consensus mou, la création tiède au sein de laquelle pourrait disparaître la pleine nature créative de chacune des artistes ? Quelle part laisser à la vie ? Quelle place faire à l’art ?
Évidemment, il n’y a pas de recette toute faite, si ce n’est celle de rester créative, sincère et ouverte, comme dans toute relation en duo, par exemple, le couple ! Cela nécessite aussi de solides compétences en communication, une bonne maturité émotionnelle et des aptitudes à rester connectée à ses intuitions, quoiqu’il arrive. L’amour inconditionnel aide aussi, celui qui caractérise les familles que l’on se choisit, au-delà des liens du sang et des arbres généalogiques.
Au départ de ce projet de recherche, il y a le Sefsari (le voile traditionnel des femmes tunisiennes) et une question : « Quelle(s) relation(s) les tunisiennes et les tunisiens entretiennent-ils avec les concepts de transmission et d’héritage ? ». Il y a aussi des morceaux d’intentions : “c’est la versatilité de l’objet en lui-même qui nous intéresse - un voile qui peut devenir vêtement ou peut-être tout à fait autre chose - une source d’inspiration infinie pour des gestes et des formes à naître…”
Puis, sur le terrain, il y a de nouvelles questions qui nous traversent : six mois plus tard, sommes-nous nous-mêmes exactement les mêmes ? Comment la porosité engendrée par nos longues (et fructueuses) conversations fait-elle déjà bouger les lignes avant même l’acte de création ? Comment trouver l’équilibre sur un territoire et dans une culture familière à l’une, mais étrangère à l’autre ?
Et la magie opère, et nous restons connectées à nous-mêmes. Finalement, nous ne créons pas à quatre mains. Nous co-créons, habitées par les mêmes concepts. Nous nous confrontons aux mêmes paysages. Nous jouons avec le Sefsari. Et toujours les conversations, leur fluidité, les feed-backs sur nos recherches, et de nouveaux paysages.
De mon côté, je convoque désormais la trance (sans usage de substance ;-) pour me connecter à mes intuitions et à mes visions. Je compose à la croisée de souvenirs, de désirs et d’obsessions. C’est alors que toutes ces choses laissées en souffrance se rassemblent et dansent ensemble. Dans ce qui se dessine pour moi autour des concepts d’héritage et de transmission, il y a les femmes et leurs secrets, leurs douleurs et leur puissance. Pour moi, le Sefsari devient alors un tissu comme un autre. L’un de ces tissus que j’ai fait voler ou dont j’ai recouvert les corps de certaines personnes à l’occasion de quelques expérimentations photographiques.
Durant ce temps particulier de la résidence, mes tissus s’ouvrent. Ceux qui recouvrent mon corps et ceux que je trimballe au studio ou sur la plage. Sur eux, je projette mes émotions et mes intuitions et le projet qui a accepté de naître : Le poids de la plume.
De la solitude de l’artiste
Après avoir créée seule et loin, dans un contexte complexe (États-Unis - Épidémie des opioïdes), ici je revis. Aux côtés d’Amira dans son pays. Avec Caroline ma petite-amie. Sans oublier les fabuleuses Séverine et Zélie. Je crée du côté de la vie.
Au loin l’intellectualisation qui me caractérise. Je me laisse bercer par les vagues et par ce qui veut bien m’atteindre. Je prends les retours de ces femmes puissantes et intelligentes. Je suis aux manettes mais je m’interroge. Comment pourrait-on en tant qu’artiste revendiquer l’entièreté, le génie de la création, tant la création est liée à la vie qui nous entoure ?
Cette première résidence ensemble nous donne donc matière à réflexion à Amira et moi et le désir de poursuivre. Bonne nouvelle non ?
Il me tarde de retrouver les ami.es photographes nantais.es pour poursuivre le travail et la dynamique insufflés par les Journées de la photo et d’aménager dans mon nouveau chez moi : un merveilleux nid que mes parents aux doigts de fées sont en train de me préparer.
Samedi, nous ouvrons notre studio ici à Sousse pour donner à voir au public l’état de nos recherches. Je serai de retour le 1 mars pour la suite des aventures, toujours plus précieuses et riches lorsqu’elles sont partagées !
Vous avez été nombreux.ses à m’envoyer des mails en réponse à ma dernière lettre - L’éthique du Care - merci infiniment pour cela. Continuez. Je lis toujours vos mots, jusqu’à en chialer parfois. Je ne vous ai pas répondu cette fois. Le temps a manqué. J’en suis désolée.
À bientôt
Adeline
Merci pour cette lettre, toujours bienveillante et en partages ❤️
Elle est toute douce cette lettre !