La lettre et la photo est une newsletter irrégulière pour les amateur.ices de photographie et plus largement, pour les personnes curieuses d’une pensée en mouvement. Vous pouvez partager ce post sur les réseaux sociaux, le transmettre par SMS ou mail aux personnes qu’il pourrait intéresser. Merci pour votre lecture.
Je pars. Je rentre. Je quitte l’État du Vermont et son pays, pour en retrouver un autre, de pays. Six semaines et quelques, pour conclure un projet que je porte et qui me porte depuis sept ans. Ma résidence aux États-Unis est finie. Bonjour la France. Vermont: I’ll see you next time!
Well……BONJOUR !
Je vais tenter à travers cette lettre de mettre en mots ce séjour. Pas de thématique précise ce mois-ci.
Nouvellement inscrit.e à cette newsletter ?
Retrouvez mes précédentes lettres ici.
Cette lettre sera peut-être un peu confuse. J’en prends le risque. N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé.
Pour rappel, je viens de passer six semaines dans le Vermont, un État américain qui se situe entre New-York et Montréal. J’y développe depuis sept ans une recherche documentaire sur la façon dont l’épidémie des opioïdes affecte cet État rural.
L’épidémie des opioïdes est la conséquence de la cupidité d’une famille américaine qui a vendu des anti-douleurs hautement addictifs à des personnes souffrant de maladies chroniques ou de douleurs post-opératoires par exemple. En gros, depuis la fin des années 1990, des millions d’Américain.es se sont vu prescrire des médicaments aussi puissants et addictifs que l’héroïne. Depuis 2010/2016, l’épidémie a muté. Les médecins, les entreprises pharmaceutiques et les pharmaciens sont de plus en plus souvent attaqués en justice, par les États, le gouvernement fédéral ou des groupes de patient.es. Sur l'ensemble des personnes devenues dépendantes par prescription médicale, plus de 500 000 sont mortes d’overdose ces quinze dernières années (surdose entraînant un arrêt cardiaque), dont 107 000 entre mars 2020 et mars 2021. Les personnes qui n’ont pas réussi à sortir de la dépendance continuent pour certaines de consommer des pilules qui viennent du marché noir, mais en réalité, nombreuses sont celles qui sont passées à l’héroïne, tout simplement parce qu’elle est moins chère.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, aux États-Unis, il très difficile de se procurer une héroïne non coupée au Fentanyl (un opioïde de synthèse principalement produit par les cartels situés en Amérique Centrale).
Le Fentanyl est 50 fois plus puissant que la morphine. Faites le compte.
Lorsque l’on me demande s’il y a aussi une épidémie en France, voilà ce que je réponds : premièrement, à l’inverse des États-Unis, les publicités pour les médicaments sur prescription sont interdites en France. Deuxièmement, les marchés sont plus régulés. Il y a beaucoup moins de conflits d’intérêt entre les entreprises et les organismes régulateurs qui décident de mettre sur le marché des médicaments. Aussi, le fait de bénéficier de certaines protections sociales (sécurité sociale, minimas sociaux, allocations, etc.), permet aux plus faibles ou aux personnes qui font face à un accident de la vie de pouvoir le surmonter, au moins économiquement (même si c’est de moins en moins vrai).
Très concrètement, la grande majorité des personnes avec lesquelles je travaille aux États-Unis sont issues de familles monoparentales au sein desquelles, le seul adulte présent (souvent la maman) doit cumuler trois emplois différents pour subvenir aux besoins de la famille. À ce contexte s'ajoutent souvent des problématiques d’addiction qui se transmettent entre les générations, des violences au sein des familles, puis des violences dans le couple à l’âge adulte. J’ai rencontré quelques personnes qui sont devenues dépendantes aux opiacés suite à une prescription médicale : Justice, un vétéran qui s’est vu prescrire des opioïdes suite à un accident d’hélicoptère en Afghanistan, Jenna qui s’est vu prescrire des opioïdes suite à des violences dans le couple (en fait, je n’ai pas rencontré Jenna car elle est décédée, ce sont ses parents qui m’ont racontée son histoire), … En réalité, le plus souvent, les personnes sont devenues dépendantes car elles ont commencé à consommer des pilules volées à un parent, ou encore des pilules issues du marché noir.
Quelques éléments factuels :
Le Vermont a le deuxième taux de sans-abrisme par habitant le plus élevé du pays, derrière la Californie.
Le Vermont a un taux de consommation d'héroïne parmi les plus élevés des États-Unis chez les jeunes âgés de 18 à 25 ans.
Entre mars 2020 et mars 2021, les overdoses ayant entraîné la mort aux États-Unis ont augmenté de 35% à l’échelle du pays. Dans le Vermont, elles ont augmenté de 85%.
La grande majorité des quelques dizaines de personnes avec lesquelles je me suis entretenue ces dernières années dans le cadre de mon projet ont été agressées sexuellement et/ou ont subi des violences (durant l’enfance, l’adolescence ou dans le cadre d’une relation de couple).
Ce mois-ci, j’ai fait la connaissance de Melissa à la Drug Court, un programme fédéral proposé à certaines personnes comme une alternative à la prison. Melissa est l’une des rares personnes dont j’ai fait la connaissance durant ces sept dernières années qui n’ai jamais consommé d’héroïne. Ses réseaux amicaux et familiaux lui a permis de s’en tenir aux pilules issues de l’industrie pharmaceutique, détournées de leur usage initial. Elle a parfois acheté des pilules à des proches. Elle a souvent été approvisionnée par ses petits copains. Et parfois, ses dealers étaient tout simplement des personnes à la retraite qui revendaient leurs pilules pour faire face aux fins de mois difficiles. Melissa est infirmière. Lorsqu’elle terminera le programme de la Drug Court, son casier judiciaire sera effacé. En théorie, elle pourra de nouveau exercer son métier.
Sam, Jean, Shay, Liz et Kim ont des profils différents. Toutes ont été consommatrices de pilules d’abord, puis d’héroïne (c’est souvent lors de cette transition dans la consommation que les parcours se dégradent). Toutes étaient également dealeuses et mères, célibataires ou non. Elles ont mentionné dans les entretiens que j’ai menés avec elles le “life-style” qui va avec ce type de parcours. L’ivresse de l’argent qui rentre à foison. La satisfaction de pouvoir subvenir au besoin de la famille tout en ayant encore du temps à passer avec ses enfants. La mise en danger qui va grandissant, de leur corps et de leur intégrité. La prostitution informelle ou formelle quand l’argent se faire plus rare et la consommation plus gourmande. Les violences. Liz m’a raconté l’emprise que son dealeur/petit-ami avait sur elle à la toute fin. Le jour où il l’a battue et menacée de mort en lui mettant un revolver dans la bouche. Ashley m’a raconté son kidnapping, comment elle a été torturée et prostituée par des personnes en qui elle avait confiance.
Du côté des hommes, les récits font parfois référence à des violences sexuelles dans la petite enfance, à des violences conjugales dont ils sont les auteurs. Certains évoquent une éducation à la dure, empreinte d’une discipline imposée par la violence. Côté familles et origines sociales, les contextes sont les mêmes : familles mono-parentales ou placement en familles d’accueil par l’équivalent de l’Aide Sociale à l’Enfance, parents dépendants, violences, etc.
La plupart des personnes que je rencontre sortent de prison et vivent dans des maisons de transition privées à but non lucratif. Melissa est retournée vivre chez son père. D’autres sont hébergés dans des hôtels depuis la pandémie de Covid 19. Avec plus ou moins de capacité (est-ce le bon moment pour elles?), toutes ces personnes cherchent la guérison.
Il est très complexe de se défaire d’une addiction aux opiacés - d’autant plus si cette dernière masque des traumas - de multiples tentatives peuvent être nécessaires, d’autant plus en l’absence d’un travail thérapeutique. Certain.es ne s’en sortiront pas.
Ce mois-ci, j’ai retrouvé Brian. Nous nous étions rencontrés il y a quatre ans, lorsque je travaillais encore sur un projet de film documentaire. Il était l’un de "mes personnages". Brian est “clean” depuis cinq ans. Il exerce un travail qui l’épanouit et vit en couple avec une femme qui est aussi en “recovery”, que l’on peut traduire en français par le terme rétablissement.
Les issues positives sont rares.
Le monstre remporte la plupart des batailles.
Les personnes et les communautés sont en lutte. Les luttes sont silencieuses et presque invisibles. Elles sont pétries de honte et de culpabilité, notamment car les trajectoires intimes ne se pensent pas comme politiques.
Éclairage
Dans le domaine de l’addiction, deux approches se font face et ont parfois du mal à entrer en dialogue : l’abstinence et la réduction des risques.
Largement diffusée par les Alcooliques ou Narcotiques Anonymes au travers de ce que l’on nomme là-bas les “Twelve steps” ou programme en douze étapes, l’abstinence est ici considérée comme la seule alternative à l’addiction.
Pour les défenseurs de la réduction des risques, l’abstinence ne conditionne pas le soutien, l’accompagnement et le respect des personnes dépendantes. Ici, la priorité est de réduire les risques des consommateurs notamment en mettant en place des programmes d’échanges de seringues ou en ouvrant des lieux de consommation à moindre risque, toujours en respectant les choix des personnes dépendantes. L’accent est mis sur la prévention et non sur la criminalisation des personnes.
En début d’année, la Villa Albertine (une organisation française basée aux États-Unis) m’a mise en contact avec Elsa Vivant, une sociologue française, directrice d’un laboratoire de recherche dans une université parisienne. Elsa développe un travail de recherche et de création sur l’épidémie des opioïdes en milieu urbain, en l'occurrence à Boston. Elle y réalise un film documentaire qui éclaire le travail de terrain que les organisations locales et associations de parents déploient pour endiguer l’épidémie.
Le jour où j’ai quitté les USA, Elsa m’a fait “visiter” le quartier de Boston où la situation est la plus visible : une enclave entre métal, béton et asphalte, un quartier industriel où ont été rassemblé quelques centres d’accueil de jour et d’hébergement, des cliniques de méthadone (traitement de substitution à l’héroïne), la prison. Quelques jours avant “ma visite”, un camp avait été démantelé, ce dernier ayant laissé place à des trottoirs désormais inaccessibles aux piétons par des dispositifs rendant impossibles l’installation sauvage de toiles de tente.
Circuler, il n’y a rien à voir.
Lorsque nous quittions le quartier Elsa et moi, nous avons traversé un groupe d’une quinzaine de personnes rassemblées sur un trottoir situé à l’intersection de ce quartier mortifère et relégué et d’un quartier huppé. Cette scène, je l’avais déjà observée devant mon écran à travers de documentaires qui traitent de façon sensationnaliste et parcellaire de cette épidémie : des personnes qui, en pleine journée à la vue de toutes et tous, se rassemblent et s’injectent des drogues potentiellement mortelles dans l’espace public.
Un passage piéton plus loin, mon corps réagissait. Sanglots et nausées furent contenus. Je laissais derrière moi cette scène que je n’oublierai pas.
En quittant il y a quelques semaines le petit village de Johnson, après avoir passée deux jours avec des femmes hébergées et accompagnées par l’établissement que les parents de Jenna ont créé, j’ai réalisé qu’à ce stade du développement de mon projet, j’avais déjà tant appris et que ce projet m’avait déjà tant apporté.
Portée par ce sentiment de reconnaissance, je me suis dit que désormais, c’était pour elles, pour ces femmes et pour toutes ces personnes que j’avais rencontré au fil des ans, mais aussi pour toutes celles que je n’avais pas rencontrées, ou que j’avais peut-être frôlé sur les trottoirs de Boston, pour elles que je devais désormais finir ce projet et faire mon possible pour qu’il rencontre un maximum de public, notamment aux États-Unis, afin de contribuer à lutter contre les stigmas qui affectent la guérison des personnes et de proposer d’autres représentations sur la dépendance.
Si j’ai démarré seule ce projet, c’est désormais accompagnée et soutenue par cette communauté de personnes que j’avance. Sinon pourquoi ?
Durant ces six semaines, il y a eu des miles parcourus, des rendez-vous manqués et des bonnes surprises. Le temps de l’impatience et celui du débordement. De précieuses rencontres et des joyeuses retrouvailles.
J’ai déposé hier à l’Atelier Argentique les 35 pellicules issues de ce séjour.
Oh My God…..je n’ai jamais été aussi impatiente de découvrir mon travail.
Je suis donc de retour, les finances en berne, disponible pour des travaux de commande. Pensez à moi ;-)
À bientôt !
Good news!
J’ai été retenue pour participer au programme de Mentorat de l’ENSP (École Nationale de la Photographie d’Arles). Je serai accompagnée par Laia Abril et Lila Neutre dans la finalisation de ce projet. Quelle joie !!!!
Cette semaine, avec ma collègue Armandine Penna, nous avons animé notre premier atelier Ouvrir le Diaphragme au Centre de Détention de Nantes, auprès d’un groupe d’hommes auteurs de violences envers les femmes. Démarrage en trombe avec un groupe divers et proactif, d’accord pour explorer une nouvelle façon de se penser en tant qu’homme.
Avec la commission des photographes du Centre Claude Cahun, nous travaillons sur l’organisation des Journées de la photographie. Elles auront lieu à Nantes du 5 au 10 février. Notez-le dans votre agenda. On vous en dit plus prochainement.
Vous n’êtes pas encore abonné.e à La lettre et la photo ?
Inscrivez-vous dès maintenant !
AU PLAISIR DE VOUS LIRE, DE VOUS ENTENDRE
OU DE VOUS VOIR. ADELINE
Vous souhaitez soutenir mon travail photographique, mon travail d'écriture et mes expérimentations sociales ? Considérez l'achat d'une œuvre (contactez-moi!). Sinon, transférez tout simplement cette newsletter à vos collègues, proches, familles, ... ou partagez-la sur les réseaux sociaux.
Copyright © Adeline Praud - Tous droits réservés
Merci pour tout ce contenu passionnant qui mêle écriture et photographies. Sur le sujet des opioïdes j'ai été particulièrement touchée par le film de Nan Goldin "toute la beauté et le sang versé". Je l'ai vu cet été et ce film continue aujourd'hui à m'interpeller. Comment un système économique et politique peut percuter l'intime des hommes et des femmes dans un sens aussi morbide c'est révoltant. J'ai hâte de découvrir la traduction de ceci au travers des 35 pellicules amenées à développer !! J'espère qu'il y aura une exposition. Bravo pour cet engagement en tout cas. Bonne continuation. Passionnément