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Trouver l’endroit où l’on se sent chez soi n’est pas une mince affaire. Il est tout à fait possible de traverser sa vie sans développer ces sentiments d’ancrage et d’appartenance qui, selon moi, n’ont que peu à voir avec l’achat d’un bien et l’endettement qui lui est souvent associé. Parfois, pour trouver son “chez soi”, il faut s’arracher à celui qui nous a été imposé, se délester de certaines croyances et assumer les vertiges de l’inconnu.
À l’automne dernier, alors que j’allais quitter le Vermont pour rentrer en France, j’ai réalisé que je me sentais chez moi là-bas, dans ce petit État du nord-est des États-Unis. Jusqu’ici, rien de troublant me direz-vous. Après tout, c’est agréable de se sentir chez soi dans différents endroits. Je travaille dans le Vermont depuis plus de six ans. Je m’y suis fait des ami.es. J’y développe un projet photographique au long cours. M’y sentir comme chez moi, peut donc s’avérer légitime. Le problème, c’est qu’éprouver ce sentiment m'a fait réaliser, par ricochet, que je ne me sentais pas vraiment chez moi à Nantes, là où je vivais à ce moment-là et, là où je vis toujours aujourd’hui.
Cette question du “chez soi” est une obsession qui m’a été transmise en héritage. Alors, au début de ma vie d’adulte, j’ai, malgré moi, embrassé sa dimension matérialiste. Situation : premier et unique CDI. Prolongement : accession à la propriété. Conséquence : l’impression d’être arrivée au bout de ma vie. Première dépression.
Alors, on détricote et on réfléchit.
Qu’est-ce qui me procure le sentiment d’appartenance et d’ancrage à Rutland, dans le Vermont ? Je vais vous le dire à l’américaine : là-bas, j’ai le sentiment d’appartenir à une communauté. Je suis très consciente que cette expression est peu usitée en ces termes en France, ou plus exactement dans les milieux que l’on pourrait considérer comme normatifs. Depuis toujours, les minorités se sont rassemblées entre elles : minorités culturelles, minorités sociales, minorités LGBTQIA+. Toujours aux États-Unis, j’ai découvert le concept de “chosen family”, que l’on traduit en français par “famille choisie”. Vous n’êtes pas sans savoir que, nombreuses sont les personnes qui, lorsqu’elles annoncent à leur famille que leur sexualité ou que leur genre ne correspondent pas à l’hétéronormativité, se font tout simplement mettre à la porte. Or, qui peut survivre sans famille ? Le rejet engendre “le mode survie” : il faut retrouver des repères et rencontrer ses pair.es. Les plus chanceux.ses y arrivent. Les autres restent sur le carreau. J’y reviendrai.
C’est là que la famille choisie entre en scène.
“Qui seraient les personnes capables de m’aimer de façon inconditionnelle et avec qui je pourrais partager un socle commun de valeurs ?” Car au fond, c’est à peu près cela une famille choisie. Comme pour la famille de sang, l’existence de la famille choisie procure le sentiment de sécurité nécessaire pour développer une existence satisfaisante (idéalement). Mais est-ce que cela suffit ? Dans mon cas : ma réponse est non.
J’ai l’incroyable privilège d’être aimée par ma famille nucléaire (c’est une construction - cela n’a pas toujours été simple). Partageons-nous un socle commun de valeurs ? Peut-être, mais je n’en débattrai pas ici. Disons que l’on a réussi, après des années de micro-batailles, à s’aimer et à se respecter malgré nos différences.
En anglais, je dirais que je suis une “loner”, une solitaire. Une solitaire par défaut, qui cherche dans le repli sur soi une sécurité : “sous ma couverture, personne ne viendra me juger.”
En français, je dirais que je suis un être social. J’ai besoin des autres. J’ai envie des autres. Il et elles ont fait de moi une meilleure personne. J’en crève de multiplier les moments partagés, ceux qui rendent possible la connexion à l’autre, en toute sérénité.
En aparté, je vous confierais qu’être une extravertie introvertie en partie bipolaire, ça ne rend pas les choses faciles. Mais pour être honnête, la quarantaine rend la situation tout à fait excitante : quel bonheur d’apprendre à se connaître soi-même, quelle chance de développer de nouvelles ressources qui rendent possibles l’ancrage et le sentiment d’appartenance. Car oui, un an plus tard, je me sens bien à Nantes. Il m’en aura fallu du temps !
Afin de poursuivre, je vous propose de jeter un œil à la pyramide de Maslow ci-dessous.
La pyramide de Maslow est un outil sociologique qui permet d’identifier et de hiérarchiser les besoins des individus. Si les besoins physiologiques et de sécurité qui forment le socle de la pyramide sont essentiels et doivent être consolidés en premier pour qu’une personne puisse espérer s’accomplir, en réalité, les besoins suivants peuvent être remplis dans un ordre différent.
Par exemple, me concernant, c’est le sentiment de réalisation de soi, qui m’a autorisé à atteindre un niveau d’estime de soi satisfaisant, le tout m’ayant permis de mettre en place des actions qui m’ont données l’opportunité de développer un sentiment d’appartenance et d’ancrage, ici à Nantes, cette dernière année.
C’est un peu dense ?
Besoin d’une respiration ?
Allez-y, c’est le moment :-)
Au pied de la pyramide, il y a celles et ceux qui restent sur le carreau. Je les connais. Ça aurait pu être moi. Je les croise en allant au café le matin. J’ai travaillé avec elleux l’année dernière au Centre hospitalier psychiatrique de Rennes. Je les côtoie dans le Vermont, au pays de l’addiction…
A PLACE I CAN CALL HOME est le titre du projet que je mène dans le Vermont. J’ai choisi ce titre pour son ambivalence.
Il convoque les mécanismes de compensation - pensées et comportements mobilisés pour gérer des situations stressantes internes et externes - que les personnes vivant avec une addiction mettent en place consciemment ou inconsciemment. Ces mécanismes - ou plutôt leurs conséquences - créent des espaces et sensations qui sécurisent momentanément l’état psychique des personnes. Or, où sommes-nous censé.es nous sentir en sécurité ? Chez soi.
L’un des mécanismes de compensation les plus dangereux est l’addiction, d’autant plus, quand les usages qu’elle convoque impliquent des drogues aussi puissantes que les opiacés : anti-douleur fabriqués en laboratoire ou drogues se trouvant sur le marché noir (héroïnes, fentanyl, etc.).
L’une des fonctions initiales de l'addiction est de fuir des émotions devenues insupportables, par le retranchement dans un espace autre, car les besoins essentiels de la personne ne sont pas réunis.
Or, développer des sentiments d’ancrage et d’appartenance, se sentir en sécurité physique et psychique, s’estimer et se réaliser, est essentiel pour vivre, comme nous l’avons vu plus haut.
Aux abords de mon café, en bas de chez moi, dans les hôpitaux psychiatriques, dans les prisons, derrière les murs de certaines maisons, il y a celleux qui survivent dans l’ombre de la pyramide, celleux qui auraient tout simplement besoin d’un chez soi pyramidale “A place they can call home”.
Je m’arrête là pour aujourd’hui et je vous donne rendez-vous dans le Vermont. J’y repars dans quelques jours pour une session de résidence qui devrait me permettre de réaliser les dernières images qui compléteront mon projet photographique.
Vous êtes un.e professionnel.le de la photographie ? Découvrez plus en détails mon projet A place I can call home en parcourant le dossier de diffusion que je viens de rédiger à votre attention.
Partages et prolongements
Pour prolonger votre réflexion autour de la question du foyer et de “l’habiter”, je vous recommande vivement le livre Chez soi de Mona Chollet.
Mona Chollet est également l’une des invitées de la revue La déferlante ce mois-ci.


Je suis allée voir Toute la beauté et le sang versé et j’ai beaucoup pleuré. Ce documentaire est une plongée dans l’histoire de Nan Goldin. Il documente son engagement contre l’épidémie des opioïdes aux États-Unis. Nombreux étaient les témoignages qui faisaient écho à ceux que j’ai récoltés de mon côté depuis 2017 sur ce même sujet.
Avec mon amie Kat Lucas de Fotosonor, on monte un projet de formation autour de la photographie et du son pour le mouvement d’éducation populaire Solidarités Jeunesses. J’en profite pour partager avec vous ce très joli film que Kat a réalisé cette année avec des élèves d’écoles primaires nantaises.
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